
Les langues nationales togolaises, y compris les dialectes, regorgent d’emprunts, de l’Allemand, de l’Anglais, mais aussi du Français. On utilise ainsi souvent des termes comme finiki (Pfennig, Allemand), billet deka, eve… (billet, Français), gôta (Gutter, Anglais), zingli (shingles, Anglais), ou station (Anglais ou en Français : gare routière), etc. sans s’en rendre compte. Ils sont tellement ancrés dans les consciences que leur usage dans nos langues nous parait tout à fait ordinaire. D’un certain point de vue, ces nouveaux mots et expressions intégrés dans nos langues les enrichissent, au point où, parfois, nous les utilisons en les adaptant à nos réalités, mais en faisant les accords nécessaires pour qu’ils sonnent le plus original que possible : les produits de la marque de bière (biya) « Djama » (German, Anglais) par exemple, mais aussi « Djama noirs », expression peu connue de nos jours, qui désignait d’antan les terribles soldats africains de la force de police allemande du Togo.
Depuis un moment une forme de vouvoiement en Ewe est apparue au Togo. Il est difficile de donner des précisions exactes sur le contexte de son expansion. Déjà, depuis le début d’année 2018, un jeune bloggeur togolais remarquait que : « le fait même […] de désigner une seule personne par « vous » semble étrange ». Il posa ce constat après avoir échangé avec un ami sur le vouvoiement des parents. Il demanda à ce dernier s’il tutoyait ou vouvoyait son père. Sa réponse : « je ne parle pas [le] français avec mon père. » Ce jugement pointant vers le Français nous paraît pertinent.
Copie du vouvoiement à la française, le vouvoiement en Ewe et en Mina, visant à marquer du respect à l’Autre (3e personne du singulier : il / elle), surtout à l’étranger, a largement été diffusé par des journalistes, qui, en animant des émissions radioactives dans ces langues, ont pris l’habitude de recevoir solennellement leurs invités en les vouvoyant et en s’adressant à eux avec des formules de politesse les plus appropriées. On peut envisager le contexte des protestations (politiques) contre le pouvoir en place au Togo en 2017 comme un moment important, voire un tournant dans la diffusion de ce genre de vouvoiement. À ce jour, les locuteurs des langues, y compris les plus jeunes, se sentent plutôt à l’aise en vouvoyant dans leur pratique quotidienne de la langue. Ce phénomène touche largement aussi les Togolais de l’étranger. Or, cette pratique pose un problème de la maîtrise des langues nationales au Togo.
Un bref retour dans le passé pour poser le diagnostic du vouvoiement en Ewe et en Mina
Une rétrospective, c’est-à-dire un retour dans le temps, s’avère importante pour poser le problème et faire un diagnostic succinct. Car ce furent les missionnaires allemands qui codifièrent l’usage de la langue ewe, lorsqu’ils voulaient évangéliser les peuples ewe, du territoire actuellement ghanéen venant vers le Togo actuel. La maîtrise de la langue pouvait non seulement aider à mieux évangéliser les Ewe, mais elle pouvait aussi servir de véhicule d’une conscience nationale. Les plus vieux, surtout ceux proches de l’Eglise évangélique presbytérienne, reconnaîtront facilement les noms de certains missionnaires allemands en raison de leurs travaux sur les Ewe : Bernhard Schlegel – celui qui codifia le premier l’Ewe qu’il considérait d’abord comme une « langue sombre et difficile » (1856) -, Jakob Spieth qui étudia les différents peuples ewe, mais aussi participa à la traduction de la Bible en Ewe -, ou Dietrich Westermann (linguiste) – qui travailla intensément sur le vocabulaire et la grammaire ewe, mais aussi sur les Ewe de Glidji. Ce qui précède montre que la question, dont nous traitons, couvre les régions dans lesquelles l’on parle largement le Mina (ou Gɛ̃ gbe).
Depuis la francisation du Togo, renforcée par les mesures de réformes mises en place à l’ère du gouverneur Auguste Bonnecarrère, qui voulait faire pièce à l’œuvre allemande dans le domaine économique, mais aussi dans celui de l’éducation – faite à travers la langue -, une réduction de l’influence ewe a savamment été organisée. Pour marquer leur présence au Togo, les Français favorisèrent la venue de missions françaises qui s’employèrent à étudier les cultures, y compris les langues, des peuples du nord. Gilbert Dotsé Yigbe, un germaniste, a consacré des études à cette question.
La construction de la présence française au Togo se fit sur fond d’une lutte contre le caractère germanique du Togo. À leur arrivée, les colonisateurs allemands, eux aussi, avaient lutté contre l’influence de l’Anglais, alors très répandue sur la côte actuellement togolaise. L’usage de la langue ewe – langue d’enseignement dans les nombreuses écoles des villages au temps allemand – pâtit de la politique française. Cela se ressentit sur l’éducation, au point où certains vieux durent exprimer leur mécontentement dans une phrase bien connue : « Fransewo gble vi… » (les Français ont gâté les enfants).
Mais, les Anglais n’étaient pas mieux traités en termes de représentation de leur éducation : selon certaines opinions – ici aussi des gens désabusés qui s’exprimaient -, ils apprendraient aux enfants le gain facile. Il est vrai que certains Togolais se rendaient au pays du highlife, c’est-à-dire en Gold Coast, ou au Togo britannique, parfois pour faire de petits métiers – comme travailleurs dans des champs de cacao – et revenaient dans leurs villages bien habillés et avec un peu d’argent. Les habits étaient parfois prêtés chez les usuriers, mais cela aidaient à séduire les jeunes dames. Cette pratique faisait rire des colonisateurs français. Mais, il faut se garder de toute exagération, face à ces opinions. Elles relèvent toutes de l’histoire immédiate – fruit du vécu et du ressenti immédiats des témoins, qui sont plus tard historicisés. Elles datent des périodes d’administration anglaise et française du Togo.
Cela dit, le problème que nous avons soulevé, n’est pas – vu sur le long terme – un problème lié uniquement à la construction de la présence française ou à l’influence anglaise, venant de la Gold Coast, qui a toujours été présente au sud du Togo, de Lomé montant vers Kpalimé et au-delà. Mais, ce problème semble une aberration liée à l’évolution des mentalités et, au-delà, au dynamisme des langues. Il s’agit aussi d’un problème de culture lié à un manque d’encadrement suffisant des langues au plan national. Sans garde-fous, les vecteurs de ce langage particulier – c’est-à-dire le vouvoiement en question – se sont sentis libres dans leur inventivité.
Le problème de vouvoiement : un problème de grammaire et de conjugaison
En examinant avec attention le vouvoiement, par-delà la problématique des changements intervenus lors de l’évolution des langues considérées, on rencontre rapidement des difficultés en lien avec les règles de grammaire, et ensuite de conjugaison. Mais avant d’aborder celles-ci, voyons la façon dont le linguiste D. Westermann décrit une salutation en Ewe au tout début du 20e siècle, notamment dans sa « Grammaire Ewe », ouvrage classique publié en 1907 : « Au début d’une salutation, celui qui salue, appelle celui qui doit être salué par ce nom [nom de la personne]. Si celui [sic] qui salue, est né le lundi : Adzo, le jeudi : Awo, etc. la personne saluée appelle alors le nom correspondant de la personne qui l’a salué, afin de répondre à la salutation, puis vient la salutation proprement dite. Si l’un ne connaît pas le nom de l’autre, on lui demande par la formule : « wónè » ! ». Nous ne savons pas ce que Westermann entend par le terme wónè (wɔle ?) et ne saurions commenter davantage la dernière forme de salutation. Mais, l’étude de règles grammaticales basiques de l’Ewe, notamment des trois personnes grammaticales (singulier : je, me, moi / tu, t’, toi, etc. / il, elle, etc., pluriel : nous / vous / ils, elles, eux, etc.), et la conjugaison nous aiderait éventuellement à cerner les tenants des techniques de politesse dans la dernière langue.
Les bases de la grammaire et de la conjugaison en Ewe avaient été posées depuis le milieu du 19e siècle jusqu’au début du siècle suivant. Elles sont claires : le singulier demeure le singulier et les formes du pluriel existent aussi. Les conjugaisons se font de façon correspondante.
Dans cette reproduction originale de la « Grammaire Ewe », on retrouve tous les pronoms personnels et leur déclinaison respective : moi-même (ich selbst), toi-même (du selbst) ; lui-même (er selbst), nous-mêmes (wir selbst) ; vous-mêmes (ihr selbst) et eux-mêmes (sie selbst), renvoyant respectivement aux pronoms français je (ich allemand), tu (du allemand) ; il (er allemand), nous (wir allemand) ; vous (ihr allemand) et ils / elles (sie allemand). On remarque immédiatement que l’Ewe, elle aussi, a tous les six pronoms personnels classiques et qu’elle permet la conjugaison : nye (je), wo (tu), éyà / yè (il / elle), míawo (nous), miawó (vous), wóawo (ils / elles).
D’après Westermann, « l’Ewe donne toujours la priorité à la personne de celui qui parle ». Il note aussi qu’« il est considéré comme poli d’éviter autant que possible la deuxième personne du singulier du pronom personnel ; à la place, on dit aʃetɔ, amegã monsieur, aʃenɔ madame. » Cela voudrait-il dire que le locuteur ewe était déjà poli dans sa pratique de la langue et qu’il n’existe pas par conséquence de « vous » de politesse en Ewe, voire en Mina ? Dans sa « Formenlehre », c’est-à-dire sa théorie concernant la morphologie de l’Ewe, Westermann n’aborda pas spécifiquement ce « vous », mais évoqua plutôt le « nous » et le « vous » normaux déclinés dans la construction de phrase(s) : « míe, mie sont la forme habituelle, à l’impératif et au cohortatif il y a mí, mi. » Notons que l’impératif exprime l’ordre, alors que le cohortatif plutôt l’engagement (du / des locuteur.s).
Ces derniers modes grammaticaux et surtout les explications du linguiste ne donnent pas de précisions exactes concernant l’usage du « vous » de politesse, tel qu’il est en vogue de nos jours. Les explications ne prennent pas aussi en compte la marque du respect aux personnes plus âgées, qui, habituellement, ne nécessite pas l’usage du « vous ». Par ailleurs, elles n’embrassent pas les genres oraux comme le conte ou le proverbe ewe, dans lesquels le vouvoiement n’existe pas. Mais, fondamentalement, et en dehors du problème qu’il pose, le vouvoiement du genre nouveau, faisant objet de ces lignes, sonnerait bizarrement à certains Togolais comme le poète Paul Akakpo Typamm, serait-il encore en vie. Nous imaginons le sentiment de fierté qui l’animait lorsqu’il composait son « Ode à ma langue maternelle », dans laquelle il magnifie et chante sa si « belle » et « douce » Gɛ̃ gbe, « Fille tendre et unique De la suave langue Ewe ».
Évitant de faire une polémique sur le côté sonore du vouvoiement, sans autres preuves, on peut toutefois retenir que toutes les descriptions de Westermann ont l’avantage de nous apprendre de simples techniques de politesse, pourtant pratiquées auparavant : pour saluer son client, la serveuse de bar pourrait par exemple dire « fogã / amegã ou fofo / fovi, woe zɔ », la coiffeuse, elle autre, dira éventuellement « davi / dagã, woe zõ lo » pour l’accueil, et le passant qui salue la vendeuse au bord de la rue en Mina « davi /axoenɔ, mdo gbe ló » et enchaîner avec « leke o fõ do… ? », au lieu du « …leke mi fõ do » actuel, etc.
Nous lançons un appel aux linguistes, aux germanistes, etc. pour éclairer davantage l’opinion publique. Nous souhaitons vivement aussi que les compatriotes Togolais prennent conscience du tort fait parfois aux langues maternelles. Dieu seul sait combien d’autres langues sont concernées par le problème soulevé. Ailleurs, la langue nationale constitue un véritable enjeu politique et culturel, qui mobilise tant en interne qu’à l’externe. Elle emploie plusieurs personnes et contribue au rayonnement des pays à l’extérieur. Et notre Ewe, et notre Mina ?
Kodzo Gozo